jeudi 4 avril 2019

L'usage du monde, Nicolas Bouvier






"L'étalage est un peu macabre mais aucun dans la ville n'a de plus belles couleurs. Parfois une paysanne noir vêtue s'y arrête, marchande vivement et s'en va d'un pas décidé, un petit cercueil sous le bras. Cela ne frappe pas, parce qu'ici la vie et la mort s'affrontent chaque jour comme deux mégères sans que personne intervienne pour rendre l'explication moins amère. Les pays durs et qui rattrapent le temps perdu ne connaissent pas ces ménagements. Ici, quand un visage ne sourit pas c'est qu'il somnole ou qu'il grince. Les instants qui ne sont pas déjà donnés à la fatigue ou aux soucis, on les bourre aussitôt de satisfaction comme un pétard qui doit s'entendre loin. On ne néglige rien de ce qui aide à vivre ; d'où l'intensité de la musique qui est une des plus puissantes du pays : ces voix tendues, inquiètes, soudain ensoleillées et l'espèce, d'urgence impérieuse qui précipite les musiciens vers leurs instruments. Bref, c'est l'alerte perpétuelle... la guerre où il ne faut ni gaspiller ni dormir." 
p.68 (Chap Une odeur de melon



                                         "Moi, par-dessus tout, c'est la gaieté qui m'en impose". 
                                                          p.168 (Chap Le lion et le soleil



 "Jardin de roses entouré de hauts murs et centré sur un bassin rectangulaire. Amarante, blanc, thé, safran, des espaliers, des touffes, des arceaux de roses dévorées de lumière. Quels plants de fleurs presque noires protégées par des écrans de gaze répandent un parfum étourdissant. Deux serviteurs pieds nus sillonnent les allées de sable avec des arrosoirs. Paradis de couleurs atténuées, surface d'eau calme, et ces fleurs exactement disposées dans la ronde silencieuse des jardiniers. Mais c'est un paradis abstrait, impondérable : le reflet d'un jardin plutôt qu'un jardin véritable. Le luxe des jardins d'Europe prend en pleine terre et s'empare avec effusion de la plus grande quantité possible de nature. Ceux d'Iran ne prétendent pas à cette abondance qui oppresse, mais à ce qu'il faut d'ombre, et à la paix. Entre le sol et les fleurs fragiles, on distingue à peine la ligne des tiges. Le jardin flotte : l'eau miraculeuse, et ce léger flottement, voilà ce qu'on lui demande." 
p.227 (Chap Le lion et le soleil



" ROUTE D'ISPAHAN 

"Première étape : petite étape", disent les caravaniers persans qui savent bien que, le soir du départ, chacun s'aperçoit qu'il a oublié quelque chose à la maison. D'ordinaire, on ne fait qu'un pharsar. Il faut que les étourdis puissent encore aller et revenir avant le lever du soleil? Cette part faite à la distraction m'est une raison de plus d'aimer la Perse. Je ne crois pas qu'il existe dans ce pays une seule disposition pratique qui néglige l'irréductible imperfection de l'homme." 
p.230 (Chap Le lion et le soleil



 "J’aurai longtemps vécu sans savoir grand-chose de la haine. Aujourd’hui j’ai la haine des mouches. Y penser seulement me met les larmes aux yeux. Une vie entièrement consacrée à leur nuire m’apparaîtrait comme un très beau destin. Aux mouches d’Asie s’entend, car, qui n’a pas quitté l’Europe n’a pas voix au chapitre. La mouche d’Europe s’en tient aux vitres, au sirop, à l’ombre des corridors. Parfois même elle s’égare sur une fleur. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, exorcisée, autant dire innocente. Celle d’Asie, gâtée par l’abondance de ce qui meurt et l’abandon de ce qui vit, est d’une impudence sinistre. Endurante, acharnée, escarbille d’un affreux matériau, elle se lève matines et le monde est à elle. Le jour venu, plus de sommeil possible. Au moindre instant de repos, elle vous prend pour un cheval crevé, elle attaque ses morceaux favoris : commissures des lèvres, conjonctives, tympan. Vous trouve-t-elle endormi? elle s’aventure, s’affole et va finir par exploser d’une manière bien à elle dans les muqueuses les plus sensibles des naseaux, vous jetant sur vos pieds au bord de la nausée. Mais s’il y a plaie, ulcère, boutonnière de chair mal fermée, peut-être pourrez-vous tout de même vous assoupir un peu, car elle ira là, au plus pressé, et il faut voir quelle immobilité grisée remplace son odieuse agitation. On peut alors l’observer à son aise : aucune allure évidemment, mal carénée, et mieux vaut passer sous silence son vol rompu, erratique, absurde, bien fait pour tourmenter les nerfs – le moustique, dont on se passerait volontiers, est un artiste en comparaison." 
p.323 (Chap Afghanistan)

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